
Mis en ligne par johannhenry le 14 mai 2025
Mis à jour le 14 mai 2025

Comment vivre ensemble à l’heure de la post-vérité?
Temps de lecture : 8 minutes environ
Lorsque l’on étudie l’évolution de l’humanité depuis ses commencements, on constate que ce qui permet de faire société, ce sont avant tout des récits communs : des mythes, des croyances, des vérités partagées, qui cimentent tant bien que mal les collectifs au-delà des différences individuelles.
Par le passé, les tribus ont tenu ensemble grâce à une mémoire collective, transmise par les anciens de générations en générations. Puis, grâce au développement cognitif de l’humanité et à sa capacité de pensée abstraite, les grands mythes ont émergé, notamment au travers des grandes religions, fédérant des sociétés de plusieurs milliers puis millions de personnes. Par la suite, l’humanité a cherché à se mettre d’accord sur une vérité qui se voulait encore plus universelle : celle de la science, dont la mission était de remplacer les superstitions des grands mythes, et de proposer une approche universelle du monde.
Mais ce n’était pas la fin de l’Histoire. L’avènement du postmodernisme est venu questionner les certitudes du modernisme scientifique. Ce courant de pensée a mis en lumière la complexité de notre rapport au savoir en soulignant que toute connaissance humaine comporte une part irréductible de subjectivité. Selon cette approche, notre compréhension du réel passe toujours par le filtre de nos interprétations et de nos contextes culturels. Le postmodernisme suggère ainsi que nos vérités sont nécessairement façonnées par nos expériences et nos perspectives, et qu’une appréhension purement objective du monde est impossible. D’une certaine façon, il en découle donc que tout le monde est légitime dans sa perception du monde et de la réalité.
L’approche pluraliste postmoderne a eu et continue d’avoir des apports indéniables sur le monde et les sociétés : remise en cause progressive des valeurs du patriarcat, reconnaissance progressive de la sagesse des peuples premiers, changements radicaux dans l’éducation donnée aux enfants, prise en compte du vivant sous toutes ses formes, etc.
Mais, comme le souligne Ken Wilber dans son livre A Post-Truth World – Politics, Polarisation and a Vision for Transcending the Chaos, cette valorisation des multiples perspectives et de la légitimité de la singularité de chaque approche du réel a aussi conduit à la crise dans laquelle nous sommes actuellement.
En effet, ce relativisme revient à constater ceci : les médias sont subjectifs, les religions sont subjectives, la science est subjective, les complotistes sont subjectifs, les gouvernements sont subjectifs, les peuples premiers sont subjectifs, les lois de l’économie sont subjectives, la médecine moderne est subjective, l’enseignement à l’école est subjectif, les concepts du développement personnel sont subjectifs… Et, bien sûr, ce que vous êtes en train de lire aussi ! 😊 Dans un monde d’une complexité inouïe où, de plus, d’innombrables contenus sont générés à une vitesse vertigineuse par des intelligences artificielles, il y a de quoi avoir le tournis ! Qui croire, quand il s’agit de s’informer ? Et à quoi peut-on encore se fier, quand il s’agit de prendre une décision (pour l’éducation de nos enfants, pour nos choix de vie, de santé, pour savoir quoi voter…) ?
En clair, depuis que nous sommes entrés dans l’ère postmoderne où tout devient subjectif, nous avons perdu la capacité à discerner ensemble ce qui est réel ou vrai. Après « l’hyper-objectivité » de l’ère moderne qui était censée nous mettre tous d’accord, nous voici rendus à « l’hyper-subjectivité » post-moderne, où chacun est légitime dans sa perspective et sa vérité. Au-delà des bénéfices indéniables que cela a apporté, ce mouvement nous conduit finalement à une forme jamais atteinte de narcissisme (ma vérité c’est la vérité, puisque c’est la mienne !) et de nihilisme (finalement, toute réalité étant socialement construite, plus rien ne peut être considéré comme vraiment réel en soi). On peut donc dire tout et n’importe quoi en se sentant pleinement légitime (et même être élu président pour ça !). En valorisant toutes les perspectives comme équivalentes, ce pluralisme finit par nier la possibilité même d’une vérité partagée.
Les réseaux sociaux, avec leurs « bulles » culturelles et idéologiques, ne font qu’accélérer ce processus de fragmentation sociale déjà bien amorcé. Chacun s’y retrouve entouré de personnes partageant et validant les mêmes opinions, créant ainsi des îlots de pensée renfermés sur eux-mêmes et leurs certitudes, et témoignant parfois d’une hostilité non dissimulée à l’égard des autres « bulles ».
Un peu déprimant tout ça, n’est-ce pas ? Mais je suis convaincu que la crise liée à cette phase postmoderne est à voir non pas comme une régression, mais comme une opportunité pour passer collectivement à autre chose.
En effet, la psychologie transpersonnelle et intégrale met en lumière que cette phase postmoderne n’est qu’une étape transitoire vers un stade dit intégratif ou intégral. Pour le décrire, le paradigme participatif proposé par le psychologue Jorge Ferrer est particulièrement stimulant. Cette approche participative nous invite à voir le réel comme un Mystère créatif et dynamique en constante émergence, qui se manifeste à travers la participation co-créative des êtres humains et non-humains. Ainsi, la réalité n’existe pas en soi mais émerge continuellement de l’interaction entre les différents participants qui la composent.
Ces participants incluent tous les agents ou entités qui co-créent activement la réalité émergente. Il s’agit des êtres humains bien sûr (avec leur conscience, leur corps, leur psyché, leurs pratiques, leur culture…), mais aussi des êtres non-humains (les autres formes de vie (animaux, plantes), les écosystèmes, la Terre comme système vivant, les processus naturels), du cosmos lui-même comme mystère créatif en déploiement, et enfin de ce que Ferrer appelle « le Mystère » ou « le sacré » – la dimension spirituelle inhérente au réel.
Les conséquences de cette approche du réel sont fondamentales et transforment profondément notre compréhension du monde. La connaissance ne peut plus être considérée comme une simple représentation mentale mais devient une participation active au réel. Dans cette perspective, la séparation traditionnelle entre le sujet connaissant et l’objet connu s’estompe, laissant place à une relation plus dynamique. Le réel lui-même n’apparaît plus comme une donnée figée mais comme une réalité qui se co-crée en permanence à travers nos interactions. Cette vision s’étend jusqu’au domaine spirituel, qui n’est plus perçu comme la découverte d’une vérité préexistante mais comme une expérience participative où chacun contribue à l’émergence du sacré.
Cette vision participative et intégrale du réel nous invite ainsi à une véritable révolution intérieure dans notre rapport au réel et au monde : et si la vérité, plutôt qu’un territoire à conquérir ou une construction arbitraire, était un espace vivant de rencontre ? Un espace où notre qualité de présence et d’engagement détermine la profondeur de ce qui peut émerger ?
Concrètement, cela nous appelle à développer ce que l’on pourrait nommer une « épistémologie de la participation » :
Dans notre rapport à la connaissance :
Cultiver l’art du discernement plutôt que le réflexe du jugement
Apprendre à reconnaître les différents « registres de vérité » : une vérité scientifique, mythologique, ou expérientielle ne se valide pas de la même manière
Développer notre capacité à tenir ensemble plusieurs perspectives apparemment contradictoires, non pas dans un relativisme mou, mais dans une complexité assumée (lecture d’Edgar Morin fortement encouragée !)
Dans notre rapport au vivant :
Réapprendre à dialoguer avec le non-humain : la nature n’est pas un décor passif mais un interlocuteur vivant, sensible et conscient
Cultiver notre sensibilité aux « synchronicités significatives » qui émergent de notre danse avec le réel
Reconnaître que notre corps lui-même est un participant actif de notre connaissance du monde
Dans notre rapport au collectif :
Explorer des pratiques de dialogue qui permettent l’émergence d’une intelligence collective authentique
Développer notre capacité à « penser ensemble » au-delà des polarisations
Créer des espaces où différentes formes de savoirs peuvent se rencontrer et s’enrichir mutuellement
Finalement, vivre ensemble à l’ère de la post-vérité ne signifie pas renoncer à toute forme de vérité partagée, mais plutôt réinventer notre manière d’être en relation avec le réel et avec les autres. Si les récits communs d’autrefois (mythes, religions, science moderne) ne suffisent plus à eux seuls à faire société, l’approche participative et la psychologie intégrale nous ouvrent une voie prometteuse : celle d’une vérité qui émerge de notre engagement collectif et conscient avec le réel. Elle nous invite à dépasser tant le dogmatisme des vérités absolues que le relativisme paralysant du « tout se vaut », pour cultiver ensemble un rapport plus humble, plus vivant et plus créatif à la connaissance. C’est peut-être dans cette danse subtile entre nos différentes manières d’appréhender le monde, dans cette capacité à faire dialoguer nos perspectives tout en restant ancrés dans notre relation au vivant, que nous pourrons tisser les nouveaux récits dont notre époque a besoin pour faire société.
Pour terminer, je vous propose une expérience : pendant une semaine, observez les moments où vous basculez soit dans l’attitude du « possesseur de vérité », soit dans celle du « tout est relatif ». Puis explorez une troisième voie : celle du participant actif et humble à l’émergence du réel. Qu’est-ce que cela change dans votre rapport à la connaissance, aux autres, au vivant ?
N’hésitez pas à partager vos explorations en postant un commentaire ci-dessous : c’est en croisant nos expériences que nous pourrons co-créer cette nouvelle manière d’être au monde dont notre époque a tant besoin.
Chaleureusement,
Johann